Voici un autre dé en porcelaine de ma collection, accompagné d'un conte breton un peu long, mais l'article restera en place
deux jours si vous n'avez pas le temps de tout lire en une fois !
Le sonneur
Le vent de mer vient du côté de l'eau noire; et les étoiles se lèvent. Les jeunes filles ont repris le chemin des métairies,
portant au doigt les bagues de plomb que leurs amis ont achetées pour elles au pardon; les jeunes gens viennent de traverser la lande en chantant ...
On n'entend plus la voix sonore des jeunes gens; on ne voit plus les habits blancs des jeunes filles; il fait nuit
!
Et cependant voici que Lao paraît avec une joyeuse troupe, à l'entrée de la bruyère déserte; Lao, le célèbre sonneur, qui est
arrivé des montagnes pour mener la danse au pardon de l'Armor. Son visage est aussi rouge qu'une lune de mars; ses cheveux noirs flottent au gré du vent, et il porte sous son bras son biniou dont
les sons mettent en branle jusqu'aux vieilles femmes chaussées de sabots.
Les voilà arrivés au carrefour de l'Avertissement, là où se dresse une croix de granit toute tachée de mousse; les femmes
s'arrêtent et disent :
-"Prenons par le sentier qui descend vers la mer."
Maître Lao montre, au-dessus de la colline, le clocher de Ploujean et s'écrie :
-"C'est là que nous allons, pourquoi ne point traverser la bruyère ?"
Les femmes répondent :
-"Parce qu'au milieu de la bruyère, Lao, se trouve une ville de korrigans, et que pour passer auprès sans danger, il faut être
pur de tout péché."
Mais Lao éclata de rire.
-"Par le ciel ! J'ai déjà reçu trente fois l'absolution pour communier à Pâques; j'ai parcouru, de nuit, toutes les routes des pardons, et je n'ai jamais vu vos petits hommes noirs comptant leur
argent au clair de lune, comme on le dit à la veillée. Montrez-moi la route qui conduit à la ville des korrigans et j'irai leur chanter les jours de la semaine."
Mais les femmes s'écrièrent toutes :
-"Il ne faut point tenter Dieu, Lao ! Dieu a mis dans le monde des choses que l'on doit ignorer et d'autres qu'on doit
craindre. Laissez les korrigans danser autour de leurs maisons de granit."
-"Danser, répéta Lao, les korrigans ont donc aussi leurs sonneurs ?"
-"Ils ont le sifflement du vent dans la bruyère et les chants de l'oiseau de nuit."
-"Et bien, dit l'homme des montagnes, je veux qu'aujourd'hui, ils aient une musique de chrétiens. Je traverserai la lande, en
jouant mes plus beaux jabadaos de Cornouaille."
Parlant ainsi, il prend son biniou, commence à faire entendre de joyeuses cadences et suit hardiment le sentier qui se
dessine, comme une ligne blanche, à travers les bruyères sombres. Les femmes, effrayées, se signent, puis descendent la colline.
Cependant, Lao marche devant lui, sans crainte, jouant toujours du biniou. A mesure qu'il avance, son coeur devient plus
courageux, son souffle plus fort et le son s'élève plus perçant; il a déjà parcouru la moitié de la lande, il aperçoit devant lui le menhir qui se dresse dans la nuit comme un fantôme, et plus
loin, la maison des korrigans.
Alors, il lui semble entendre un murmure qui va grandissant. Il ressemble d'abord au gazouillement d'une source, puis au bruit
d'une rivière, puis au grondement de la mer. Et il y a, dans ce grondement, mille rumeurs différentes. Ce sont tantôt des rires étouffés, tantôt des sifflements furieux, tantôt des chuchotements
à voix basse, tantôt des froissements de pas sur l'herbe desséchée.
Lao commence à souffler moins fort; son oeil inquiet se promène à droite et à gauche sur la lande. On dirait que des touffes
de bruyères se sont animées; toutes semblent s'agiter et marcher dans l'ombre; toutes prennent une forme de nains hideux et les voix deviennent plus distinctes...
Tout à coup, la lune se lève, et Lao pousse un cri.
A gauche, à droite, derrière, devant, partout, aussi loin que son oeil peut voir, la lande est couverte de korrigans qui accourent. Lao, éperdu, recule jusqu'au menhir et s'y appuie; mais les
korrigans l'ont aperçu et l'entourent en criant de leurs voix de cigale :
-"C'est le beau sonneur de Cornouaille qui est venu pour faire danser les korrigans."
Lao fait le signe de la croix, mais tous les petits hommes l'entourent en criant :
-"Tu nous appartiens, Lao; tu n'es pas en état de grâce; sonne donc, beau sonneur, et mène la danse des
korrigans."
Lao résiste en vain : dominé par une puissance magique, il sent le biniou s'approcher de ses lèvres, il joue, il danse malgré
lui; les korrigans l'entourent de leurs rondes, et, à chaque fois qu'il veut s'arrêter, tous reprennent en choeur :
-"Sonne, beau sonneur, sonne, et mène la danse des korrigans."
Lao continua ainsi toute la nuit; mais à mesure que les étoiles devenaient plus pâles dans le ciel, les sons du biniou
devenaient plus faibles, ses pieds se détachaient plus difficilement de la terre; enfin, l'aube du jour blanchit, les chants des coqs se firent entendre dans les fermes, et les korrigans
disparurent.
Alors, le sonneur des montagnes se laissa tomber sans haleine au pied du menhir. Le biniou se détacha de ses lèvres crispées,
ses bras retombèrent sur ses genoux, sa tête s'abaissa sur sa poitrine, pour ne plus se relever, et des voix répétèrent dans l'air :
-"Dors, beau sonneur, tu as mené la danse des korrigans, tu ne mèneras plus la danse des chrétiens."
Livre "Trompette des fées" de Gérard Lomenec'h