Le mauvais tour
Une femme avait épousé un marin-pêcheur. Ils avaient vécu ensemble durant trente années, sans que leur amour s'émoussât. Les
aléas de la pêche ne leur avaient pas facilité la vie et ils avaient du surmonter bien des difficultés.
Le mari plaisait à son épouse parce qu'il était honnête, travailleur et sobre, contrairement à de nombreux pêcheurs qui
s'enivraient dès qu'ils avaient perçu leur salaire. C'était aussi un homme chanceux. Il avait échappé plusieurs fois à la tempête et même survécu à un naufrage. mais un jour, l'océan se déchaîna.
Une vague gigantesque balaya le pont du bateau sur lequel il avait embarqué. Le malheureux fut précipité dans les flots noirs qui l'engloutirent sans pitié.
Depuis le drame, qui s'était produit quelques mois plus tôt, la veuve demeurait inconsolable. Son fils, curé dans un village
voisin, était son seul réconfort. Il faisait de son mieux pour la soutenir en lui rendant régulièrement visite. Un dimanche d'été, où elle faisait des crêpes en l'attendant, la veuve se mit à
parler toute seule :
-"Ah ! Mon pauvre mari, il n'y a pas si longtemps, tu étais encore là et nous étions heureux. Je suis sûre que tu es
maintenant au paradis, car tu as toujours été un bon chrétien. Si j'apprenais que tu as besoin de quelque chose, je n'hésiterais pas à te donner tout ce que je possède."
Un homme surprit son monologue en passant devant sa maison. Il s'arrêta et s'approcha de la fenêtre ouverte, bien décidé à
profiter de la situation.
-"Bonjour, ma bonne dame, dit-il, je viens vous trouver de la part de votre mari."
-"De la part de mon pauvre mari, mon Dieu ! Je pense à lui jour et nuit. Vous avez dû le rencontrer au paradis ?"
-"Il n'y est pas encore, mais rassurez-vous, il attend devant la porte."
-"Que lui manque-t-il donc ?"
-"Oh ! Juste les deux cents écus qu'on lui demande à l'entrée. Et puis aussi de quoi se changer pour être toujours propre :
trois chemises et trois pantalons taillés dans une bonne étoffe lui suffiraient. C'est ce qu'il m'a chargé de venir vous demander."
-"Deux cents écus, cela représente beaucoup d'argent ! Mais il n'y a rien que je ne puisse lui refuser, surtout pour obtenir
une place au paradis."
La veuve quitta sa cuisine. Elle alla dans sa chambre, ouvrit une armoire, en tira une bourse dissimulée derrière une pile de
draps et compta la somme demandée. Puis elle la remit avec les vêtements à celui qui attendait dehors.
-"Tenez, mon brave monsieur, vous donnerez tout ça à mon mari et n'oubliez pas de lui dire qu'il me manque
vraiment."
-"Il a beaucoup de chance d'avoir une femme aussi dévouée que vous."
-"Mais où ai-je la tête ? Mon pauvre mari aimait beaucoup les crêpes. En voici un douzaine que vous partagerez avec
lui."
-"Ce sera un réel plaisir de les manger ensemble."
-"Pour arriver plus vite, prenez donc son âne qui se trouve dans l'écurie."
L'homme ne se fit pas prier. Il enfourcha le baudet et s'en fut. En sortant du village, il croisa le curé qui se rendait chez
sa mère à cheval. Quand il arriva, celle-ci avait un visage radieux et chantait. Il s'étonna de la voir si gaie.
-"Ton père est en passe d'entrer au paradis," lui expliqua-t-elle.
-"Cela ne m'étonne guère, car il était croyant et vivait dans le droit chemin."
-"C'est vrai, mais sans mon aide, il aurait attendu à la porte beaucoup plus longtemps."
Et elle lui raconta d'une voix enjouée ce qu'elle venait de faire. Le fils était choqué, mais il s'abstint de tout
commentaire. Il demanda juste de quel côté l'homme était parti.
-"Il est allé à droite, en direction du paradis."
-"Il faut vraiment que je lui parle, mère."
Le curé sauta en selle, éperonna son cheval et partit à la poursuite de l'homme.
-"Je vais rattraper ce voyou et lui reprendre ce qu'il a extorqué à ma mère," se dit-il.
Sa monture était rapide. Il ne tarda pas à apercevoir le voleur dans le lointain. Ce dernier se retourna quand il entendit
galoper derrière lui, et comprit qu'il était poursuivi. Il mit pied à terre, abandonna l'âne au bord du chemin, et alla se cacher dans un champ de genêts. Quelques instants plus tard, le prêtre
laissa son cheval près du baudet et entra aussi dans le champ.
-"Montre-toi, vile créature, hurla-t-il, et rends-moi ce que tu as volé à ma mère, sinon Dieu te punira !"
Pendant qu'il cherchait le voleur, celui-ci rampa sans bruit sous les genêts, regagna le bord du chemin, s'appropria le cheval
et prit la fuite. Le curé constata bientôt la disparition de sa monture.
-"Il est inutile, à présent, de poursuivre ce voleur. Je ne parviendrai jamais à le rattraper avec l'âne de mon père,"
pensa-t-il avec regret. Et il retourna chez sa mère.
-"Alors, mon fils ?"
-"J'ai réussi à le rattraper. Je lui ai offert mon cheval, afin qu'il aille plus vite, et je lui ai demandé d'embrasser mon
père pour moi."
-"Nous avons fait ce qu'il fallait, n'est-ce-pas ?"
Le prêtre acquiesça. Il avait préféré mentir plutôt que de révéler à sa mère qu'ils avaient été bernés tous les deux. Il
craignait qu'en apprenant la vérité, elle ne se laissât submerger à nouveau par sa tristesse. Au diable ce qu'ils avaient perdu ! Il ne voulait plus y penser.
Seul le sourire de sa mère comptait. Pour lui, il était plus important que tout et n'avait pas de prix.
livre: contes des sages de Bretagne de Jean Muzi
Alfons Mucha (peintre tchèque 1860-1939)